The Canadian Journal of Psychiatry / La Revue Canadienne de Psychiatrie2024, Vol. 69(3) 207‐216© The Author(s) 2023Article reuse guidelines:sagepub.com/journals-permissionsDOI: 10.1177/07067437231200842TheCJP.ca | LaRCP.ca
Abstract
Objective:The aim of this study is to understand the problems of managing psychological disorders in migrant populations, based on the experience of general practitioners.
Method: A qualitative study was carried out with general practitioners interviewed in a semi-directive mode. We chose the continuous comparison method and Peirce’s pragmatic phenomenological approach to explore the lived experience.
Results: Thirteen interviews revealed four phenomenological categories: (1) Immigration was an experience of mental suffering from beginning to end at the source of psychological disorder migrant population (PDMPs) with the need for specialized follow-up. (2) Inadequate support on arrival, with complicated administrative procedures and insecure societal and environmental conditions, exacerbated the precariousness of migrants, making follow-up difficult. (3) Immigration was a transcultural journey in which the language, attitudes and perceptions of each individual blurred understanding of symptoms and care, and thus professional communication. (4) Unprepared general practitioners found counselling migrants to be difficult, time-consuming and complex. They pointed to the need for a coordinated system with comprehensive multidisciplinary care.
Data saturation was reached. Three researchers were brought together.
Conclusion: This study highlights the difficulties encountered by general practitioner (GPs) dealing with migrant patients in France. They feel helpless in the face of the nature of the disorders encountered and experience a disparity between the connections that are difficult to establish and those in their usual practice, even when professional experience with this population is acquired. They point to the need for coordinated models of care, financed by public policy.
Abrégé Objectif: L’objectif de cette étude est de comprendre les problèmes de la prise en charge des troubles psychologiques chez les personnes migrantes à partir de l’expérience des Médecins Généralistes
Méthode : Une étude qualitative a été réalisée auprès de médecins généralistes interrogés sur un mode semi-directif. Nous avons choisi la méthode de comparaison continue et l’approche phénoménologique pragmatique de Peirce, afin d’explorer l’expérience vécue.
Résultats : Treize entretiens réalisés ont permis de faire émerger quatre catégories phénoménologiques : (1) La migration était un itinéraire de l’expérience de la souffrance mentale du départ jusqu’àl’arrivée, à l’origine des TPPM avec nécessité d’un suivi spécialisé. (2) L’accueil insuffisant à l’arrivée du migrant, avec un parcours administratif compliqué et des conditions sociétales et environnementales insécures aggravaient leur précarité rendant leur suivi difficile. (3) La migration était un itinéraire transculturel dans lequel le langage, les attitudes et les représentations de chacun brouillaient la compréhension des symptômes et des soins et donc la communication professionnelle. (4) Les médecins généralistes impréparés considéraient la consultation du migrant inadaptée, chronophage et complexe. Ils pointaient la nécessité d’un dispositif coordonné avec une prise en charge globale pluridisciplinaire.
La saturation des données a été atteinte. Il y a eu triangulation de trois chercheurs.
Conclusion : Ce travail expose les difficultés rencontrées par les MG confrontés aux patients migrants en France. Ils se sentent démunis devant la nature des troubles exprimés et ressentent une inadéquation entre la relation difficile à mettre en place et celle de leur exercice habituel, même lorsque l’expérience professionnelle auprès de cette population est développée. Ils témoignent un besoin de modèles coordonnés de prises en charge, financés par les politiques.
Keywords
transcultural, qualitative, posttraumatic stress disorder, phenomenology, healthcare policy, immigrant mental health, primary care
Les conflits et les catastrophes naturelles1,2 ont accéléré le phénomène migratoire dans le monde (281millions de personnes en 20201). Leurs conséquences en termes de précarité et vulnérabilité3,4 pluridimensionnelle juridique, socioprofessionnelle et psychologique5–7 sont préjudiciable à l’accès aux soins.
Les données de la littérature sur les troubles psychologiques des personnes migrantes (TPPM) sont hétérogènes, dépendent des caractéristiques de l’individu8 et présentent plusieurs spécificités.9,10
La prévalence des troubles psychologiques était plus élevée (18 à 35%) que celle des pathologies somatiques.8,11–16 Les troubles de stress post-traumatique (11 à 88%) et les syndromes dépressifs caractérisés (22 à 61%) étaient les plus fréquents.8,9,11,12,17–24 Deux méta-analyses retrouvaient des taux de prévalences autour de 40%20 pour Lindert et de 30%,21 pour Steel pour les deux troubles en 2009.
Les migrations contraintes ont exposé largement les migrants à la violence avant leur départ et/ou durant leur voyage, les plongeant dans un isolement relationnel important; 38% déclaraient n’avoir personne sur qui compter.7,25 La précarité sociale, judiciaire et financière qu’ils rencontraient à leur arrivée accentuait ou dévoilait les troubles déjà présents.26 Ces TPPM pouvaient être pris en charge en premier recours par le médecin généraliste (MG).27,28
Cependant des obstacles culturels notamment langagiers constituaient un frein à l’accès aux soins.29–32 Dans une revue de la littérature, Kirmayer et coll8 en 2011 soulignant que la migration provoquait des stress spécifiques, mais que la plupart des immigrants s’accommodait des réinstallations, proposaient d’évaluer des stratégies de soins primaires visant à prendre en charge la santé mentale des réfugiés au Canada.
Dans ce contexte, notre objectif était de comprendre les difficultés des MG concernant la prise en charges de TPPM en consultation à partir de leur expérience vécue et de proposer des perspectives d’amélioration.
L’approche phénoménologique a été choisie s’agissant du recueil de l’expérience vécue des MG.33,34
Nous avons sélectionné des MG de la Région Occitanie dans le sud de la France (départements de l’Hérault et du Gard), exerçant en maison de santé pluriprofessionnelle (MSP), établissements regroupant des professionnels exerçant des métiers de la santé différents ou en simple cabinet de médecine générale libéral. Les MG ont été recrutés au fur et à mesure par effet boule de neige, à partir de réseaux du monde associatif et libéral. La variation d’expérience maximale de l’échantillon a été recherchée : âge, sexe, mode d’exercice, formation, milieu urbain/rural. Le critère d’exclusion était de ne jamais avoir reçu de patient migrant.
Le recueil a été réalisé par entretiens semi-directifs de mars à novembre 2020 par l’investigateur principal (LM).
Le guide d’entretien a été élaboré sur la base d’une revue de la littérature (bases de données PubMed et Cochrane) et validé par un comité de pilotage de 3 MG (Annexe 1). Il comportait six questions de type phénoménologique centrées sur l’expérience vécue des MG de la prise en charge des TPPM, utilisant des expressions telles que « selon vous » ou « souvenez-vous » et a été modifié après deux entretiens. Onze entretiens ont été réalisés en présentiel et deux en visioconférence (Skype©) en raison de la pandémie de Covid-19, après recueil du consentement écrit. Ils ont été menés jusqu’à la saturation des catégories. Les enregistrements audios ont été détruits une fois les transcriptions terminées et anonymisées.
Les verbatims ont été analysés par une analyse phénoménologique pragmatique (PSP) inspirée de Peirce,35 associée à une méthode de comparaison continue36 pour faire monter les catégories de l’expérience en généralité. (Annexe 2)
Cet article a été rédigé conformément aux critères du Standards for Reporting Qualitative Research.37,38 La validité de cohérence entre l’objectif de la recherche, et les méthodes de recueil et d’analyse a été réalisée. La triangulation d’analyse a été assurée entre deux chercheurs et l’investigateur principal. Deux entretiens supplémentaires ont été réalisés pour confirmer la saturation des données. La méthode PSP inspirée de Peirce fondée sur sa théorie des catégories propose une analyse intégrant un système formel de mise en ordre logique des données, ce qui limite les biais d’interprétation du chercheur.35
Cette étude qualitative a reçu l’avis favorable du Comité Éthique du Collège National des Généralistes Enseignants (avis 070121244).
13 entretiens ont été réalisés auprès de MG travaillant en cabinet libéral et/ou dans des structures médico-sociales : prison, centre d’accueil de personnes précaires, centre d’accueil pour enfants placés, centre spécialisé dans les TTPM (Tableau 1). La durée moyenne des entretiens a été de 37 min. (21 mn–56 mn)
L’analyse à fait émerger quatre catégories phénoménologiques, exposées sous forme d’énoncés généraux structurés, chacune représentant une dimension du phénomène étudié, présentées en 3 colonnes : la catégorie générale, les sous-catégories ou propriétés, les perspectives pratiques correspondantes, récapitulées dans le tableau de synthèse globale.
1/ La migration était vécue comme un itinéraire de l’expérience de la souffrance mentale du départ jusqu’à l’arrivée, à l’origine des TPPM et de la nécessité d’un suivi spécialisé.
Selon I9 et I3, les TPPM, communs à tous, s’incarnaient dans l’histoire biographique des participants : « quelle que soit la nosographie, il n’y a pas de troubles psychologiques particuliers du migrant, c’est son vécu, c’est son histoire, qui fait qu’il va plus ou moins avoir des troubles psychologiques ». Pour I2 :« Ils ont tous des histoires de vie avec des souffrances nécessitant un suivi psychologique ». Au fur et à mesure de leur itinéraire « d’une difficulté inimaginable, probablement existant au départ, puis tout le parcours, ensuite avec tous les écueils qu’ils traversent en arrivant en France » (I7), les troubles s’amplifiaient et devenaient multifactoriels. Les TPPM étaient les mêmes qu’en population générale avec une prévalence et une multi-dimensionnalité plus importantes jusqu’à une arrivée qui décevait les personnes migrantes
2/L’accueil insuffisant à l’arrivée du migrant avec un parcours administratif compliqué et des conditions sociétales et environnementales insécures aggravaient leur précarité, et rendaient leur suivi difficile.
Le parcours migratoire était un itinéraire des souffrances lié notamment à la précarité socio-environnementale. Aux psycho traumatismes de ce parcours s’ajoutait une désillusion à l’arrivée.
« Ils ont été surpris car ils pensaient qu’il n’y avait pas de pauvre, qu’il n’y avait pas de gens à la rue » (I8). La prise en charge des TPPM s’organisait en réseaux, mais les participants soulignaient que le parcours administratif complexe et un accueil insuffisant limitaient leur accès aux droits etdoncauxsoins. Comme le dit I10 : « Il y a beaucoup de restrictions administratives pour l’accueil des migrants. Ils sont obligés de passer trente-six étapes avant d’être reconnus »; selon I3, il y avait un besoin de soins remboursés « notre problématique sur le centre c’est de chercher des consultations psychologiques remboursées » ou « des soins gratuits » I6.
De plus, l’insécurité environnementale des migrants précaires était à l’origine d’un nomadisme rendant le suivi difficile (I10) « je leur demande de revenir une semaine ou 15 jours après, ils ne reviennent pas ». L’inexpérience des généralistes rendait ce type de suivi imprévisible et complexe : « ce sont des suivis qui nous surprennent tout le temps » disent I7, I11.
Point crucial, ils estimaient qu’une amélioration de la situation sociale d’un migrant pouvait avoir des conséquences positives sur sa santé psychologique et faire avancer tous les autres aspects de sa vie et inversement » I7
Les médecins relevaient un manque de moyen en personnel entraînant une saturation rapide des structures à disposition.et un manque de coordination entre les partenaires. Ils reconnaissaient que le système médico-social français étaient violent envers les demandeurs d’asile, les réfugiés et les personnes en situation irrégulière; celles-ci « se retrouvent dans un tel état de précarisation qu’eux-mêmes ne savent plus ce dont ils ont besoin » pour s’en sortir (I9) … C’était un véritable challenge pour le professionnel d’inscrire ces personnes sans lendemain dans un suivi coordonné et efficient, dans une société inadaptée avec un système socio-juridique complexe décrit par I1 comme une « une jungle pas possible ».
3/ La migration était un itinéraire transculturel dans lequel le langage, les attitudes et les représentations des migrants brouillaient la compréhension des symptômes et des soins et donc la communication professionnelle.
Les différences socioculturelles se retrouvaient dans un rapport à la maladie et au soin auquel ni les personnes migrantes, ni les accueillantes n’étaient préparées : pour I11, « ils ont beaucoup moins été dans le soin, surtout pas dans le soin occidental, plutôt des médecines traditionnelles » Les médecins étaient troublés par des expressions langagières décrivant « des symptômes extraordinaires qui ne sont pas dans les bouquins de médecine occidentale » ou par une « une interprétation de leurs troubles façonnée par des marabouts ou des sorciers » selon I3. Les médecins rapportaient des attitudes différentes face à la maladie qui rendaient complexe la relation professionnelle : « Nous avons l’habitude de voir des gens inquiets par une maladie et là c’était plutôt du rire. » pour I4, I2. Souvent, pour le patient migrant, le symptôme se traduisait par une « plainte initiale somatique parfois troublante entraînant une difficulté à classer les pathologies ». Devant cette complexité de compréhension et de communication transculturelle (I2) les médecins proposaient comme solution « l’aide d’une tierce personne I7) ».
Face à des populations méfiantes, souvent trahies, « en manque de confiance en soi et en l’autre », les MG soulignaient «ladifficulté de construire une communication professionnelle » (I8), I7 décrivant la relation comme : « un apprivoisement mutuel se construisant dans la difficulté ».
Ils notaient une retenue, une pudeur dans le dévoilement psychologique intime : « on sent une réticence quand on aborde leur état psychologique ils sont un peu plus fermés que dans l’abord du somatique ». Pour I3, cette retenues’ ajoutant aux difficultés de langage était un obstacle majeur à la communication verbale « rendant encore plus compliqué la gestion de problème comme celui des personnes délirantes ».
4/ Les médecins généralistes impréparés considéraient la consultation du migrant inadaptée, chronophage et complexe exprimant un échec de la rencontre. Ils pointaient la nécessité d’un dispositif coordonné avec une prise en charge globale pluridisciplinaire.
Les MG considéraient la consultation médicale habituelle inadaptée à la prise en charge chronophage de migrants, au statut social plus compliqué surtout avec les primo-arrivants :« pour les primo-arrivants, ce sont des consultations très longues » I6. Les MG mettaient en avant le besoin d’aide à des fins de « médiation santé ou comme « co-thérapeute » mais l’absence de financement d’un interprète professionnel « hors de prix » ne facilitait pas les choses, selon I3. Certains médecins pensaient que « la réponse médicamenteuse n’est pas la première solution « (I7).
Les MG étaient démunis face à ces patients qui avaient vécu des « histoires atroces » (I1) et qu’ils ne réussissaient pas à rassurer : « je me suis sentie complètement impuissante » (I7), avec un sentiment d’illégitimité, « d’incompétence et d’échec de la rencontre » :« c’était un échec difficile pour moi »;alorsque I3« les consultaient très rapidement n’ayant pas les clés pour les aborder ».
Selon les médecins, la prise en charge des migrants devait être globale, pluridisciplinaire, en particulier médico-psychosociale, avec un engagement des équipes : « il faut une volonté de travail d’équipe pour s’occuper de ces personnes-là parce que en tant que médecin isolé, c’est difficile» (I3), L’ensemble de ces éléments étaient des freins dans la prise en charge en ambulatoire, les professionnels manquant de certains réflexes ne se sentaient pas assez formés, soutenus: « Ce qui ressort le plus dans la différence de prise en chargeC’est la complexité et la nouveauté. Tout est un problème nouveau, compliqué et sur lequel on n’a pas de réflexe » (I9, I13).
Enfin, certains médecins insistaient sur la nécessité « d’aller vers » ces populations adoptant un paradigme nouveau : «la grande idée, c’est d’aller vers » (I1)
Tableau 2 récapitulatif de synthèse globale
Notre objectif était de comprendre la prise en charge des TPPM à travers l’expérience des MG. L’analyse a permis de faire émerger quatre catégories phénoménologiques : 1/ La migration était un itinéraire de l’expérience de la souffrance mentale du départ jusqu’à l’arrivée, à l’origine des TPPM avec nécessité d’un suivi spécialisé. 2/ L’accueil insuffisant à l’arrivée du migrant, avec un parcours administratif compliqué et des conditions sociétales et environnementales insécures aggravaient leur précarité rendant leur suivi difficile. 3 La migration était un itinéraire transculturel dans lequel le langage, les attitudes et les représentations de chacun brouillaient la compréhension des symptômes et des soins et donc la communication professionnelle. 4/ Les médecins généralistes impréparés considéraient la consultation du migrant inadaptée, chronophage et complexe. Ils pointaient la nécessité d’un dispositif coordonné avec une prise en charge globale pluridisciplinaire.
Nos résultats paraissent en accord avec les données de la revue de la littérature à partir des revues systématiques et recommandations réalisée par Kirmayer et coll,8 ciblant les considérations cliniques pour l’évaluation, le traitement et la prévention des troubles mentaux courants chez les immigrants et les réfugiés en soins primaires, Dans la littérature, les TTPM sont les mêmes que dans la population générale, ce que Devereux appelle « l’universalité psychique39 »y compris pour les migrants.
Nous nous attendions à identifier une typologie de TPPM, mais les participants estimaient que leur problème n’était pas « de mettre un nom sur des pathologies, ni même un traitement », mais de gérer les conditions de la rencontre en consultation professionnelle. Les TPPM semblent plutôt liés à des histoires biographiques compliquées au départ s’aggravant tout au long de leur parcours. La revue systématique de Shekunov40 de 2017 étudiant l’immigration américaine montrait que les liens entre immigration et maladies psychiatriques ne sont pas très clairs, avec des facteurs épidémiologiques extrêmement nombreux (pays d’origine, pays qui accueille, facteurs socio-économiques, pathologies, substances, etc) rendant les études difficiles.
Le diagnostic des TPPM est difficile à poser dans cette population spécifique des patients migrants pour plusieurs raisons :
- Parce que c’est difficile dans les conditions existantes d’une première consultation.
-L’étudeallemandedeHaasen41 sur des populations d’immigrants turcs ayant des pathologies psychiatriques et celle américaine de Blackmore19 ont montré l’existence de faux diagnostics sur des mauvaises interprétations des symptômes. Cependant, si les participants estimaient que les TPPM étaient les mêmes qu’en population générale soumises à de multiples stresseurs, la revue de Bustamente montrait que 47% des migrants souffraient de stress post traumatiques, dans des articles, portugais, espagnols, anglais et français.42
- La description langagière des symptômes était jugée « troublante » (« complexité et nouveauté ») pour les participants. L’étude de Haasen41 comparant deux groupes turcs et al.lemands, montraient des différences dans le langage qui conduisaient à des diagnostics différents. D’autres études notamment nord-américaines soulignaient que la non maîtrise de la langue pouvait aboutir à des erreurs diagnostiques et de traitement.19,30 La mauvaise communication langagière était évoquée par la totalité des participants, comme dans l’étude de Matz,29 où 55% des MG signalaient des difficultés de communication.
- Les migrants ont une pudeur à dévoiler les atrocités et abus qu’ils ont subis, et les troubles mentaux consécutifs. Ils ont « plus de facilités à exposer des troubles somatiques.
- La difficulté de compréhension du parcours administratif complexe aggrave leur manque de confiance. En conséquence, ils ne reviennent pas consulter ce qui rend la continuité des soins impossible. L’étude française INTERMEDE (2008)29 confirmait que la qualité de la communication médecin-patient déterminait les inégalités sociales et le bon accès aux soins. L’accès difficile au support social limite l’accès aux soins comme le montrait aussi l’étude norvégienne de Myhrvold.43 La démarche d’« aller vers » peut s’adapter à la situation de migrant précaire.43 La plupart des dispositifs liés à l’urgence sociale et psychologique s’appuient sur ce concept.44
- L’incompréhension intersubjective nécessite une « tierce personne médiatrice » : un membre de la famille peut être un obstacle au dialogue, trouver un interprète peut être difficile suivant la langue et le coût, comme le montre certaines études.42 Cette recherche s’avère compliquée en médecine générale. Le recours à de nouveau métier comme les médiateurs ou médiatrices en santé pour les migrants est en cours de developpement.45
Notre étude a conduit à plusieurs considérations plus générales pouvant améliorer la compréhension de la prise en charge des migrants :
- Avant d’être une relation médecin-patient, ce face à face est d’abord une rencontre transculturelle entre deux personnes ayant une humanité commune, mais avec une histoire singulière et une manière différente de se représenter le monde. Face au migrant, il importe de penser en même temps « l’universalité psychique » et les normes culturelles, comme le langage;
- Pour les MG, l’amélioration du statut social a des conséquences positives sur la santé des migrants;
- Les MG se disent inexpérimentés, « impréparés » à ces rencontres et à des situations qu’ils trouvent « inimaginables ». Certains avaient même des réactions de sidération devant l’horreur, conduisant à un évitement. Ce résultat peut surprendre car la plupart des participants déclaraient avoir une expérience antérieure professionnelle ou bénévole auprès des migrants. Peu d’études dans la littérature internationale ont ciblé la rencontre du migrant (primo-migrant) et du médecin généraliste en consultation quotidienne. La plupart des études concernent des populations de migrants dans des unités de soin ou dans des populations par pathologies (comme la schizophrénie), généralement suivies par des experts. La revue systématique européenne de 2005 de Claassen35,46 déplorait qu’il y ait peu de financements pour développer ce type de recherche. Il faudrait mettre en œuvre des guides pratiques pour la gestion des populations de migrants de façon globale, dans les services spécialisés comme en soins primaires avec le MG. Les études du phénomène migratoire sont difficiles à mener et peu comparables à cause de la multi dimensionnalité du phénomène. Les échantillons sont peu adaptés et de mauvaise qualité (Shekunov, 2017).40 Les nouveaux modèles de soins sont peu aisés à comprendre pour les migrants et en même temps, il est difficile de concevoir un modèle universel de prise en charge optimale des migrants car il dépend des politiques publiques des pays. Chaque modèle devrait intégrer les besoins exprimés par les MG de notre étude :
- Appartenir à une structure ou à un réseau coordonné,
- Intégrer des acteurs du médicosocial comme les médiateurs, travailleurs sociaux et interprètes,
- Former les professionnels aux approches utilisées en sciences humaines et sociales.45
Aujourd’hui, les problèmes de démographie médicale en France, poussent les acteurs des soins primaires à organiser de nouvelles structures de soins. Ce sont les Maisons de Sante Pluridisciplinaires (MSP) fondées sur l’interprofessionnalité, l’approche centrée sur le patient et l’accueil des étudiants. Ces « modèles intégratifs et coordonnés » devraient couvrir rapidement les territoires (2400 en 2022).43 Dotées d’un financement gouvernemental, elles pourraient répondre aux besoins d’accueil et de soins de médiation des patients migrants en finançant les nouveaux acteurs nécessaires (médiateurs, traducteurs, chercheurs).
Forces et Limites
L’originalité de notre étude sur les TPPM vient du choix des participants, les MG français dans leur consultation quotidiennes, quel que soit leur mode d’exercice, et de la méthode qualitative pertinente sur un sujet difficile à explorer par des méthodes quantitatives du fait de la spécificité de la population étudiée.
Notre méthode PSP inspirée de Peirce utilisant un principe formel d’analyse a permis une validité interne aux résultats tout en conservant un recueil authentique de l’expérience vécue des participants.
La limite est dans notre recrutement : nous avions cherché une variation d’expérience auprès des participants mais sans connaître précisément le contenu réel de cette expérience. D’où notre surprise devant les difficultés des participants ayant déclaré une expérience antérieure professionnelle ou bénévole auprès des migrants. Cela montre l’extrême complexité d’étudier le phénomène migratoire et la difficulté à généraliser.
Ce travail expose les difficultés rencontrées par les MG français confrontés aux migrants en consultation. Ces patients font face à un itinéraire fait de souffrance mentale multifactorielle et post-traumatique depuis leur départ jusqu’à une arrivée qui les déçoit. Les MG sont démunis devant la nature des troubles exprimés, l’hétérogénéité des situations, ressentant une inadéquation entre leur communication professionnelle habituelle et celle avec le migrant, complexe et nouvelle, vécue comme un échec. La méfiance, la singularité et l’incompréhension culturelle sont un obstacle à un parcours de soin bureaucratique. L’intervention d’une tierce personne médiatrice semble indispensable en consultation. Le MG a besoin que les politiques publiques financent des « modèles intégratifs coordonnés » comme les MSP en France. Faute d’anticiper ces organisations et devant les causes de migrations croissantes, les pays accueillants s’exposent à des troubles médico-sociaux inéluctables.
The author(s) declared no potential conflicts of interest with respect to the research, authorship, and/or publication of this article.
The author(s) received no financial support for the research, authorship, and/or publication of this article.
Béatrice Lognos Folco https://orcid.org/0000-0002-1032-3167
Transcription mot à mot des enregistrements (verbatim).
Prise en compte des différents éléments de contextualité préexistants
Lecture flottante de type intuitif puis lecture focalisée.
Découpage des unités de sens et regroupement de ces unités par thèmes.
Repérage des éléments sémiotiques signifiants textuels et contextuels, mis en lien et constitution d’ensembles cohérents structurés (catégorisation de premier niveau) et leur caractérisation sémio-pragmatique.
Enrichissement des catégories émergentes par comparaison continue jusqu’à saturation théorique.
Mise en ordre logique des catégories émergentes et réduction de celles-ci et de leurs propriétés
Modélisation avec restitution du sens dans une proposition synthétique ordonnée sous forme d’un énoncé phénoménologique intégratif
1University of Montpellier Faculty of Medicine Montpellier-Nimes, Montpellier, France
2INSERM-Université de Montpellier IDESP, Montpellier, France
3Médecins du Monde, Montpellier, France
4University of Montpellier, Montpellier, France
* ces trois auteurs ont contribué à la même hauteur
Corresponding author:Béatrice Lognos Folco, MSPU Pauline Lautaud, 4 avenue d’Occitanie, 34680 ST Georges d’Orques.Email: Beatrice.lognos@umontpellier.fr